Potentiel du dérangeant
Le nazi et le barbier
de Edgar Hilsenrath

On va dire que c’est la semaine Hilsenrath/Attila, comme ça, les choses seront plus claires et ça nous évitera d’être suspecté d’affairisme. Donc, Le nazi et le barbier, fable cruelle, drolatique qui, comme chaque opus traitant de la Shoah sur un ton non conforme à ce qu’en attend la majorité bien-pensante, repose l’immarcescible et fatigante question : « peut-on rire de tout ? »

Max et Itzig sont copains. Ils vivent à Wieshalle, une petite ville de Silésie. Max est le fils d’une grosse pouffe qui tombe amoureuse d’un épouvantable barbier pédophile et craspouille. Itzig a pour géniteurs, un barbier cossu de la bourgade marié à une commerçante très à cheval sur la manière de faire de l’argent. Max déteste sa famille. Il se réfugie donc souvent dans le salon du père d’Itzig où il va apprendre le métier de coiffeur. Jusqu’à l’arrivée d’Hitler. Le problème, c’est que Max a un pédigrée d’arien exclusif par sa mère. Et qu’Itzig est juif. Le problème que qu’Itzig est blond, grand, aux yeux bleus et que Max est son contraire absolu : petit, brun, nez crochu, lèvres lippues. Max devient donc nazi, chef de camp de concentration en Pologne. Et Itzig, victime. A la fin de la guerre, au moment où l’on cherche dans le monde entier les anciens nazis, Max n’a aucune difficulté a se faire passer pour juif. Ni physique, ni morale. Et lorsque les juifs européens créent l’état d’Israël en 1948, il est le premier a s’embarquer pour le terre promise.

Dimanche 9 mai 2010, il était amusant d’écouter l’émission d’Inter, Le masque et la plume, et d’entendre ses chroniqueurs jongler avec ce bouquin. C’était amusant si l’on avait déjà lu Le nazi et le barbier, et que l’on avait dévoré sa postface. Dans la postface, le traducteur du roman, Jörg Stickan, visiblement très en colère, explique la vie d’Hilsenrath et son parcours littéraire. Hilsenrath, juif, vit dans un ghetto pendant la guerre, sa famille est décimée par les nazis. En 47, il file en Israël avec ses coreligionnaires et sur place, ne trouve pas le sionisme très à son gout. Il file donc aux Etats-Unis et, commence à écrire. Son premier roman, Nuit, est publié par l’éditeur Doubleday et rencontre un franc succès qui passe les frontières. Lorsqu’il rentre en Allemagne, Hilsenrath est surpris de constater que son humour grinçant ne plait pas beaucoup au pays. Le nazi et le barbier lui est commandé par Doubleday, mais sa terre natale dit non à sa publication sur le sol allemand. Là-bas, on accepte mal son humour et cette histoire de nazi qui se réincarne en juif. La colère de Stickan se résume en quelques mots : qui sont donc ces gens qui dictent à une victime la manière dont il doit traiter le récit de son histoire désastreuse ? Oui, qui ? Le nazi et le barbier sera finalement publié en Allemagne en 1977. Scandale immédiat. En 2010, Attila retraduit et republie ce roman (Fayard – 1974). Et visiblement, à écouter Le masque et la plume, le trouble est toujours le même.

On le sait depuis 1945, tout ce qui touche de près ou de loin à la Shoah doit passé par les portiques de sécurité d’une certaine acceptabilité qui dit à peu près ceci : la Shoah ne doit être traitée qu’avec l’inspiration de l’incroyable douleur qu’elle a infligé au monde. Voilà. Hors de ça, point de salut. A cela s’ajoute un dogme littéraire longtemps suivit, dont le détournement fait toujours grincer des dents : le héros positif. Le personnage principal d’un récit se doit d’être positif s’il veut remporter l’adhésion du lectorat. Comment dans ces cas là, publier La mort est mon métier (Robert Merle – 1952), récompenser du Goncourt, du Renaudot et du Fémina Les bienveillantes (Jonathan Littell – 2006), et oser ressortir Le nazi et le barbier ?

Car oui, Le barbier et le nazi est encore un roman en focalisation interne. Oui, on est dans les bottes à clous d’un salopard et non, jamais, ce salopard ne s’affranchit des horreurs qu’il a commises lorsqu’il portait l’uniforme de la waffen SS. Pire, il devient juif et ça le fait marrer, un temps du moins. Pas de rédemption possible, et pourtant, ce n’est pas faute d’essayer. Dans un ultime sursaut de schizophrénie, Max tente de se débarrasser de Itzig, à moins que ça ne soit l’inverse : il révèle la supercherie. Mais personne ne le croit, et la blague salace de Max tombe à plat. Mais pas le récit d’Hilsenrath. Parce que chez cet auteur, malgré ce que certains veulent bien penser, l’utilisation de l’humour, même sombre et acide, sert toujours. Dans Fuck America, il était désespéré, comme l’ultime bouée avant la noyade. Dans Le nazi et le barbier, il est un piège dans lequel Max tombe seul. Et il est désormais condamné à vivre parmi ce peuple qu’il a infiltré après avoir été l’un de ses bourreaux.

Rire sur le Shoah n’est pas forcément la nier. C’est une des démonstrations qu’en fait Edgar Hilsenrath. Et à travers ce roman dont certain disent trop rapidement qu’il est picaresque avant toute chose (comme s’il s’agissait par là de le mettre dans une case littéraire où il nuirait moins), c’est même vers ses détracteurs qu’il se tourne. Dans Le masque et la plume, j’entendais dire Olivia de Lamberterie qu’elle avait eu des nausées, que c’était obscène et pour illustrer son propos elle citer l’un des passages du livre où il est question du sexe très long du beau-père de Max. Chère rédactrice de Elle, vous auriez été mieux avisée de trouver autre chose que cette citation qui semble pour vous résumer les 500 pages de ce pavé. Mais vous souhaitiez disqualifier ce récit et il est vrai que l’exemple, accolé au thème du débat « peut-on rire avec la Shoah » était bien plus parlant. Comme par hasard, Les bienveillantes semblait pour vous la référence indétrônable, ce qui reste du domaine de l’acceptable car, disiez-vous, on n’y plaisante guère. Non, Les bienveillantes n’est pas Le nazi et le barbier. Et après, n’y a-t-il donc pas de place pour autre chose ? Surtout pour un livre qui fut écrit plus de trente ans avant le Goncourt ?

Mais plus curieux encore, toujours dans cette émission : les critiques se cantonnaient à la première partie du roman d’Hilsenrath. Alors que l’auteur va beaucoup plus loin. Après la guerre, une fois juif, le voici en Israël, décrivant avec une candeur tout aussi acide, le combat que mena le peuple juif pour se débarrasser des Anglais, puis, par la suite, des Arabes. Là-dessus, pas un mot. Sur le drame annoncé de la Palestine qui couvre maintenant plus de soixante ans d’histoire contemporaine, rien. Et pourtant, Hilsenrath s’y plonge avec autant de ferveur, d’aigreur et d’humour noir qu’il en a mis à décrire les affres de Max au pays des nazis. Est-ce à dire que là, le terrain n’est plus trop sensible et qu’on peut s’y livrer en toute quiétude aux plaisanteries les plus tordues ? Ou bien comme la chroniqueuse de Elle, tous ces bons penseurs se sont arrêtés en cours de lecture, ne pouvant accepter de voir l’historique culpabilité européenne traitée comme la dernière de la classe ?

En conclusion, nous revenons à la postface de Stickan qui s’emporte contre les garants d’une certaine morale. L’Histoire n’a pas de propriétaires et n’est préhemptable par aucun devoir de vertu. On se doit de ne pas la réviser, ceci tombe sous le coup de la loi ce qui est la moindre des choses. Mais Hilsenrath, victime juive de la Shoah, sait de quoi il parle et comment il doit en parler.

Le barbier et le nazi
roman allemand d’Edgar Hilsenrath
traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb
506 pages – Attila – 2009

PS : A ne pas omettre, la très belle facture de ce roman, encore une fois mise en scène par l’équipe d’Attila et le graphiste Henning Wagenbreth.